La critique a été unanime et les lauriers s'enchaînent : le voici Oscar 2017 du meilleur film. "Moonlight", de Barry Jenkins, l’histoire de l’acceptation de son orientation sexuelle par un jeune Noir d’une banlieue sinistrée de Miami, est un des grands succès de l’année. 

Tous les commentateurs ont salué l’originalité du propos : parler de l’homosexualité chez les Afro-Américains, ça n'est pas fréquent. Parler de l’homosexualité tout court, si. Le sujet, à Hollywood, est devenu banal. Il n’est pas indifférent de rappeler que dans la puritaine Amérique, cela n’a pas toujours été le cas.

Contrairement à ce que l’on pense généralement, cette histoire n’a rien de linéaire. Les premiers temps du cinéma sont plus ouverts qu’ils ne le seront. Sans doute ne peut-on parler d’homosexualité stricto sensu – jusque dans les années 1960, elle est illégale dans pratiquement tous les Etats –, mais clairement d’homo-sensualité. Un des tout premiers films de 1895, intitulé plus tard "The Gay Brothers", montre deux hommes dansant au son d’un violon.

Que dire de l’hallucinante scène finale des "Ailes" ("Wings", sorti en 1927), une ode aux as de l’aviation sur le front français, pendant la Grande Guerre. L’émouvante mort du héros dans les bras de son compagnon d’armes est un passage obligé du récit militaire, mais pousser l’émotion à ce point ! Durant quatre longues minutes, les deux hommes se caressent le visage et s’embrassent sur les lèvres en pleurant à chaudes larmes.


"Moonlight"

 Les spectateurs voyaient-ils dans ce grand moment ce que l’on y voit de façon évidente, aujourd’hui ? En tout cas, cela n’a pas empêché le film d’être le premier de l’histoire à être couronné par un oscar en 1929.

Dietrich en smoking

Cinq ans à peine plus tard, c’eût été impensable. En entrant dans l’ère du parlant, le cinéma découvre aussi le bâillon. Pour se conformer à l’ambiance nouvelle qui règne dans un pays jeté à genoux par la crise, Hollywood accepte de se conformer à un "code de moralité" élaboré par le sinistre William Hays, pasteur et politicien, qui lui a laissé son nom.
 
 
Marlene Dietrich, em "Morocco"
 
Pendant quelques années – appelées par les spécialistes "pre-code Hollywood" –, le texte n’est qu’un paravent. Les studios continuent à mettre en scène tout ce qu’ils adorent, des gangsters plus sympathiques que les policiers, des prostituées qui font fortune ou, dans "Morocco" (1930), Dietrich en smoking d’homme, se penchant vers une femme pour la baiser sur la bouche.
 
La pression des ligues de vertu, surtout catholiques, a raison de ces dérives. A partir de 1934, le Code Hays est appliqué à la lettre. 

Ce "jeune homme triste"...

Désormais l’homosexualité doit disparaître ou n’être évoquée que de façon clairement négative. Même la moquerie visant la "folle" – pourtant un pilier ancestral de l’homophobie – n’est pas si fréquente : M. Hays proscrivait les jeux sur les rôles sexuels.

Sal Mineo e James Dean, em "La Fureur de Vivre"

Il faut être un génie comme Billy Wilder pour prendre le sujet à bras le corps dans "Certains l’aiment chaud" (1959) – l’histoire de deux musiciens obligés de se déguiser en femme pour échapper à la mafia – et réussir à en faire un hymne merveilleux à la tolérance.

En général, on a moins d’humour. Le gay – tout au moins celui que tout le monde devine tel –, c’est ce "jeune homme triste" dont parle l’historien du cinéma Richard Dyer, c’est l’ami fragile de James Dean dans "la Fureur de vivre", le fils sensible de "Soudain l’été dernier", dont on sent bien, dès le début, qu’il va mal finir.

Quand il n’est pas tué, il tue. "La Corde", de Hitchcock ("Rope", 1948), raconte l’histoire de deux étudiants qui, par jeu philosophique, assassinent un de leurs camarades : rien n’est dit des mœurs de ces deux esthètes délicats. Tout clignote pour qu’on les comprenne.

Le courage de Rock Hudson

Dans les années 1960, le Code est abandonné. La société entière semble prête à faire craquer son corset. En 1969, les "émeutes de Stonewall – la révolte des clients d’un bar gay de New York contre la police – marquent traditionnellement le premier jalon de la libération. La route reste longue. En 1970, "les Garçons de la bande" est la première comédie américaine mettant en scène des personnages se revendiquant clairement homos. Certains dialogues montrent la considération qu’ils ont d’eux-mêmes : "Montre-moi un homosexuel heureux, dit la plus célèbre réplique du film, et je te montrerai son cadavre."

L’irruption du sida, au début des années 1980, rebat les cartes d’une façon tragique. En 1985, Rock Hudson, idole virile, confesse avec courage la raison pour laquelle il est hospitalisé à Paris.
Hollywood ne peut plus nier le sujet. L’épidémie s’accompagne d’une parano, souvent homophobe, qui renforce les préjugés sur les "pervers" qui attirent de tels châtiments. Elle finit aussi par susciter la compassion. "Philadelphia" (1993), l’histoire d’un avocat touché par la maladie qui se bat contre la boîte qui l’a licencié, passe par la voie du mélo pour rendre grand public un sujet hier encore considéré comme tabou. 

En nous racontant l’histoire d’amour entre deux cow-boys, et donc en subvertissant le cœur même de l’identité virile américaine, "Brokeback Mountain" (2005), chef-d’œuvre d’Ang Lee, marque un changement d’ère.

François Reynaert