domingo, 13 de fevereiro de 2011

A LIBERDADE NÃO É "RENTÁVEL"


L’émancipation des peuples n’est pas prête de faire recette dans les salles de marchés … La liberté n’est pas « rentable »

La chronique de Jean-Claude Guillebaud Nouvel Obs 27-01/02-02/2011
Quantité d’analystes annonçaient depuis beau temps la crise à venir. Encore fallait-il se donner la peine de les entendre L’émancipation des peuples n’est pas prête de faire recette dans les salles de marchés …
Tout à l’effervescence joyeuse de la libération tunisienne, on n’a guère prêté attention à une information stupéfiante. Celle-ci :  quatre jours après la fuite de Ben Ali, l’agence de notation Moody’s dégradait la note de la dette souveraine de la Tunisie, la faisant passer de « BAA2 » à « BAA3 ». D’un même mouvement, les agences Fitch Standard & Poor’s, de même que l’agence japonaise Rating and Investment, plaçaient la Tunisie sous « surveillance négative ». Les marchés financiers saluaient ainsi l’irruption magnifique de la liberté à Tunis : en fronçant les sourcils.
Ce signal obscène a été peu commenté. Quelques sites tunisiens ont estimé que les agences « insultaient la révolution du jasmin ». Un analyste financier a jugé «  honteux » pareille coup de poignard. Notre ministre de l’Economie et des Finances, Christine Lagarde, a réagi assez mollement en trouvant « précipitée » cette punition arithmétique.  Pour le reste, peu de commentateurs européens ou d’intellectuels sont vraiment montés en ligne pour dire leur indignation. N’auraient-ils pas saisi la vraie portée du symbole ?
On aurait bien tort d’imaginer que cette décision émane de quelques crétins, rivés à leurs écrans d’ordinateur. Elle est en tout point logique, et d’autant plus terrifiante. Au  regard des salles de marché, le triomphe de la liberté est plus « incertain », en effet, que le verrouillage d’un pays par un dictateur, même criminel. Ils n’aiment pas cela … Rétrospectivement, ils jugeraient le satrape chilien Augusto  Pinochet bien plus « rassurant » que Salvador Allende, qu’il chassa du pouvoir en Septembre 1973, dans le sang. ( A l’époque les émules américains de Milton Friedmann * saluèrent d’ailleurs Pinochet ).
Aujourd’hui, les marchés exercent une tutelle d’une toute autre nature qu’il y a trente-huit ans. Ce n’est pas un jugement, c’est un constat. Les chiffres font mathématiquement la loi. De leur point de vue, les investisseurs ont donc raison. Ils ont besoin d’être renseignés sur les risques qu’ils prennent, et les agences de notation sont là pour leur fournir ce service.  Tout est cohérent, bien huilé, imparable dans cette logique, sauf qu’elle est proprement démente.
Elle illustre, jusqu’au dégoût, la mutation que Georges Balandier ** fut l’un des premiers à dénoncer. Les défenseurs de la démocratie que nous sommes, disait-il, n’auront plus seulement à se battre contre des « idéologies » mais contre des « systèmes ». La prévalence des systèmes sur le volontarisme politique est la grande affaire de ce début de siècle. Or, les dits « systèmes » sont sans visage, sans âme, sans discours ni troubles de conscience. Glacés et « efficients » ils sont des « processus sans sujet » (Heidegger) qui avancent comme des blindés sans conducteur. Nous leur avons pourtant délégué une part notable de la décision. Nos gouvernants en sont réduits à faire des annonces à la télévision ou à chuchoter leur courroux dans des conclaves internationaux ou des G20 cafouilleux. C’est ainsi que fonctionne une mondialisation que les élus – de gauche comme de droite – promettent toujours de « civiliser ». Mais quand ?
La nouvelle hégémonie des « systèmes » fait songer au roman de Mary Shelley. La « créature » ou le « monstre » que le docteur Victor Frankenstein a eu l’imprudence de créer finit par échapper à son créateur et assassine le frère du savant et la fiancée de celui-ci. D’un certain point de vue, nos démocraties sont guettées par un péril identique. Aux yeux de cette fameuse « gouvernance par les nombres », visage post-moderne de la bêtise, la liberté est beaucoup trop imprévisible pour être rentable, sauf quand il s’agit de faire circuler librement marchandises et capitaux. Nous sommes ainsi menacés par les « systèmes » que nous avons-nous-mêmes créés. Et leur mécanique est à l’opposé de la simple logique démocratique. Là est bien la folie du moment.
A leurs corps défendant, nos amis tunisiens rudoyés par les agences de notation nous aident à mieux identifier cette folie. Reste à s’en libérer …
Jean-Claude Guillebaud est journaliste /écrivain /essayiste,ancien président de Reporters sans frontières
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